Sur les traces du mémorial. Chronologie des actes d’appropriation et de dégradation du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes
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En juin 2020, plusieurs sculptures de figures coloniales et esclavagistes ont été vandalisées dans différentes villes. Ce phénomène n’est pas récent. Depuis des siècles, des artefacts mémoriels sont édifiés, encensés, ravagés. Ces dégradations rappellent que les mémoires de l’esclavage restent conflictuelles et montrent que la simple présence d’édifices dans l’espace public soulève des questions de l’ordre du symbole, de la représentation et de la commémoration. Le Mémorial de l’abolition de l’esclavage nantais n’échappe pas à ces contestations.
Une inauguration pour répondre à une première profanation
1 L’histoire de l’édification du Mémorial de l’abolition de l’esclavage, vaste monument implanté dans le centre-ville de Nantes, est d’abord liée à celle d’une destruction. En 1998, la municipalité s’engage en effet dans l’édification de ce site après le saccage d’une première sculpture commémorative installée sur les quais de la Loire par un collectif d’associations, à l’occasion du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France. Inauguré en mars 2012, le Mémorial, par son aménagement architectural et scénographique, est représentatif de l’intégration de différents récits mémoriels et des enjeux civiques (figure 1). Son appellation rappelle ainsi qu’il s’agit avant tout d’un « Mémorial de l’abolition de l’esclavage » et dans la salle historique, ce sont les dates de promulgation de lois condamnant cette pratique qui sont déclinées. Le passage souterrain est l’espace qui marque la pluralité des récits mémoriels. Par le choix de certains textes et l’impression d’être dans une cale de navire, il convoque les mémoires et récits de celles et ceux qui ont été exploités et soumis à l’esclavage. Ce passage renvoie également à l’implication des abolitionnistes occidentaux en intégrant certains de leurs écrits. La fin du souterrain intègre une vision mémorielle qui se veut condamnatrice en présentant les articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Figure 1 - Un mémorial sur et sous la Loire
Dégradation ou accusation ?
2 Ce Mémorial rend définitivement visible le passé négrier du port nantais, « capitale française » du commerce négrier dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Alors que les porteurs du projet craignaient un « flop », le public est au rendez-vous après l’ouverture du lieu. Le 18 janvier 2015 au matin, deux inscriptions à la bombe noire sont découvertes sur le Mémorial : « immigration = esclavage contemporain » et « Taubira Casse-toi » (photo 1). Si le premier graffiti peut être à la fois interprété comme une condamnation morale de l’esclavage contemporain et une essentialisation des migrants, le second est une attaque à l’égard de Christiane Taubira, alors Garde des sceaux mais qui fut surtout, en 2001, à l’initiative de la loi reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Cet acte de vandalisme se déroule dans un contexte national marqué par plusieurs attaques terroristes, générant selon certaines études une recrudescence d’actes racistes et xénophobes. La Ville de Nantes condamne ces inscriptions et annonce qu’elle porte plainte. Plusieurs associations se rassemblent sur le mémorial en signe de protestation.
Photo 1 – « Taubira casse toi » sur les plaques du mémorial
Crédit photo : R. Goussanou, 2015
Dénoncer une mémoire abolitionniste
3 En 2016 et 2018, plusieurs initiatives (non revendiquées) viennent questionner l’image de « ville abolitionniste » que peut donner la Ville de Nantes. Le 10 mai 2016, pour la journée nationale consacrée aux mémoires de l’esclavage, les plaques extérieures du mémorial sont recouvertes d’une bâche sur laquelle on peut lire : « Un mémorial sans code noir, un crachat sur l’histoire ». Le 10 mai 2018, plusieurs noms de rues sont recouverts par le mot « esclavagiste » (photo 2), visant à dénoncer une mémoire officielle parcellaire à Nantes. Plus généralement, le Mémorial fait l’objet de critiques, émergeant en partie de la sphère associative. Sa faible visibilité du fait d’être enterré et l’absence d’indication sur les mécanismes ayant permis la légalisation de la traite occidentale (notamment l’existence d’un Code Noir réglementant à partir de 1685 l’esclavage) sont décriées.
Photo 2 - La plaque de la rue Montaudouine, du nom d’un ancien armateur nantais, accompagnée de l’inscription « Esclavagiste »
Crédit photo : R. Goussanou, 2018
Superposer le souvenir des migrants africains à celui des esclavisés
4 À partir de 2017, le Mémorial va être utilisé pour associer les mémoires de l’esclavage à celles des migrants africains, dont le déplacement « forcé » et la situation d’oppression sont dénoncés. En novembre 2017, les balustrades du mémorial sont recouvertes d’inscriptions faisant référence à l’esclavage des migrants en Libye. En mai 2018, des individus masqués exposent au public assistant aux commémorations du 10 mai des pancartes, dont « Les lois de l’asile sont le visage de l’esclavage » ou « esclavage sexuel à Nantes » (photo 3). En avril 2019, un collectif d’anonymes scelle plusieurs centaines de plaques de plexiglass au parvis du Mémorial (photo 4). Celles-ci listent le nom de personnes en exil mortes durant leur périple depuis l’Afrique.
Photo 3 - Un « protocole d’accueil » particulier pour les commémorations du 10 mai 2018
Crédit photo : R. Goussanou, 2018
Un passé résolu, des mémoires présentes
5 En s’inscrivant dans l’espace public de la cité , les sites commémoratifs deviennent les supports d’une légitimation de l’histoire et ancrent un passé dans le récit national partagé. Ils ont, de ce fait, une fonction sociale importante puisque constitutive d’une cohésion sociétale. Leur présence et leur « message » sont alors parfois contestés à la lumière des mémoires minorées ou des nouvelles connaissances historiques. Les actes de détournement et de dégradation observables autour du Mémorial de l’abolition de l’esclavage ne sont pas propres à des revendications mémorielles locales. Ils sont symptomatiques d’une situation française où l’écriture de l’histoire de l’esclavage reste complexe, où les débats sont fragiles, et où les positionnements peuvent vite s’embraser.
Photo 4 - Sur les pavés de verre du mémorial, les noms des migrants recouvrent ceux des anciens navires négriers nantais
Crédit photo : R. Goussanou, 2019
Pour citer ce document
Rossila Goussanou, 2021 : « Sur les traces du mémorial. Chronologie des actes d’appropriation et de dégradation du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 01/10/2021, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=632, DOI : https://doi.org/10.48649/asmn.632.
Autres planches in : Se cultiver et se divertir
Bibliographie
Brice C., « Monuments : pacificateurs ou agitateurs de mémoire », Blanchard P., Veyrat-Masson I. (dir.), Les guerres de mémoire – la France et son histoire, Paris, La Découverte, 2008, p. 199-208.
Chérel E., Le Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes : enjeux et controverses, 1998- 2012, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
Michel J. Devenir descendant d’esclave : enquête sur les régimes mémoriels, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.
De Cesari C., R igney A. (dir.), Transnational memory: circulation, articulation, scales, Berlin, De Gruyter, 2014.
Hoibian S.et al., La mémorisation et la perception des attentats du 13 novembre 2015 en France 7 mois après, Paris, Credoc, 2016. https://www.credoc.fr/publications/la-memorisation-et-la-perception-des-attentats-du-13-novembre-2015-en-france-7-mois-apres ; DOI : 10.5281/zenodo.4249155.
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En juin 2020, plusieurs sculptures de figures coloniales et esclavagistes ont été vandalisées dans différentes villes. Ce phénomène n’est pas récent. Depuis des siècles, des artefacts mémoriels sont édifiés, encensés, ravagés. Ces dégradations rappellent que les mémoires de l’esclavage restent conflictuelles et montrent que la simple présence d’édifices dans l’espace public soulève des questions de l’ordre du symbole, de la représentation et de la commémoration. Le Mémorial de l’abolition de l’esclavage nantais n’échappe pas à ces contestations.
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