Bidonvilles, précarité et antitsiganisme dans l’agglomération nantaise (2/2)
Politiques publiques et habiter de résistance
par Frédéric Barbe et Jade Maillard
Table des matières
Après une première planche qui documente les modes d’habiter dans les bidonvilles , rendant visible une précarité qui contraste singulièrement avec les standards d’une métropole revendiquant l’inclusion et la réussite, ce second volet décrit les politiques publiques et les habiters de résistance dans et hors le bidonville. Comment, contre les préjugés, le bidonville « fait politique » dans la métropole nantaise ?
1 2 500 à 3 000 ressortissant·es roumain·es habitent aujourd’hui dans des bidonvilles de l’agglomération nantaise. L’expérience des nombreuses associations d’intermédiation regroupées dans le collectif Romeurope de l’agglomération montre que la reconnaissance de ces groupes pionniers disposant de très peu de ressources ne s’est pas faite sans mal : difficultés d’inscription des enfants dans les écoles, refus de domiciliation, d’accès à divers guichets, à l’eau potable, à l’électricité, à la médecine de ville, refus de dialogue, de médiation judiciaire, maintien des expulsions lors de l’épidémie de rougeole en 2019 ou pendant la crise du Covid-19.
Contradiction et racisation de l’action publique
2Aux rares papiers romantiques et compassionnels parus dans des magazines publics locaux au tournant des années 2010, succèdent un silence gêné des élus locaux et/ou une parole usant de l’expression « fermeté et humanité », rappelant que ces populations ont « vocation à retourner dans leur pays d’origine » et sommant l’État de s’occuper de cette question puisqu’il en a la compétence. C’est dans ce contexte hostile que le travail d’intermédiation, de plaidoyer et de rapport de force a produit une certaine reconnaissance de ces habitant·es. Il est aujourd’hui difficile de faire un bilan objectivé de l’action publique locale : les dépenses engagées dans les différents programmes d’insertion, comme les coûts complexes de la politique d’expulsion systémique, sont peu ou pas documentés. La politique publique défait d’une main ce qu’elle fait de l’autre et ne pratique aucune transparence. Si localement l’antitsiganisme médiatique est restreint, les politiques publiques, dominées par la déstabilisation du logement en bidonville, produisent une ambiance ambivalente. Quand les programmes internationaux du type ONU-Habitat appuient aujourd’hui la stabilisation et l’amélioration des bidonvilles via la participation habitante, la politique publique présume ici l’incompétence et l’absence de fiabilité de ces habitant·es, et priorise le droit de propriété sur les droits humains fondamentaux. L’antitsiganisme prend alors une forme discrète, à la fois celle de la pensée magique (expulser un bidonville, c’est faire disparaître le problème) et du déni de souveraineté (ces habitant·es sont soit des assisté·es, soit des délinquant·es).
Le déplacement et l’institutionnalisation du bidonville éphémère
3Plusieurs collectivités locales, à différentes périodes, ont créé des dispositifs d’accueil viabilisés et accompagné certains groupes : la commune de Nantes et celle des Sorinières à la fin des années 2000, un ensemble de petites communes autour d’Indre (elle-même confrontée à un très grand bidonville qu’elle accompagne pendant deux ans), Sainte-Luce, et Rezé suite à une conférence citoyenne unique en son genre dans la métropole au début des années 2010. À travers ces dispositifs, des familles ont trouvé une stabilité et souvent quitté le bidonville pour accéder à un logement ordinaire. Aujourd’hui, un dispositif public de lutte contre la précarité, une MOUS (Maîtrise d’Oeuvre Urbaine et Sociale), est en place à l’échelle métropolitaine. Mais ces dispositifs exceptionnels et temporaires ne concernent à chaque fois qu’une part limitée des familles en bidonville et sont fondés sur un tri social ou spatial que les familles perçoivent comme arbitraire. La réalité statistique que les cartes mettent en évidence est donc d’abord celle du très grand nombre de bidonvilles existant ou ayant existé, tendant à faire du bidonville un objet éphémère toujours déplacé et recomposé (figure 1), que les ONG suivent à la trace (figure 2).
Figure 1 - Les bidonvilles roumains dans l’agglomération nantaise (2008-2020)
Les expulsions quasi-systématiques des bidonvilles roumains de la métropole ont formé au fil du temps une politique publique visant à déstabiliser ces groupes indésirables et à les chasser du territoire. Cette politique malveillante a généré un contentieux de masse de centaines de procédures souvent non contradictoires devant le tribunal correctionnel. Elles ont aussi provoqué un changement paysager certain dans la fin du libre accès à de nombreuses friches urbaines, neutralisées par des dispositifs anti-intrusion eux-mêmes très intrusifs.
Figure 2 - La déstabilisation des bidonvilles
Ce document interne de la mission Roms de Médecins du Monde Nantes montre la réalité des expulsions et des recompositions de bidonvilles en 2010. Une décennie plus tard, la mise en précarité par les expulsions répétées a peu évolué.
4Ces expulsions ont éloigné au fil du temps les bidonvilles du centre de l’agglomération et des communes, en les concentrant dans des zones contraintes à forte densité de friches et d’interstices. Ces relocalisations forcées, quelquefois « guidées » par les services de police, aboutissent à une dégradation des conditions d’habitat et d’insertion sociale. Au hasard des drames de la précarité, la vie quotidienne devient parfois un véritable parcours kafkaïen. Elles amènent notamment une déscolarisation importante des enfants : longueur des réinscriptions dans les nouvelles écoles, elles-mêmes souvent saturées à cause de l’accroissement démographique, demande d’accueil soudain dans une même école d’un grand nombre d’enfants aux profils scolaires peu favorables traitée par une désectorisation massive vers des écoles lointaines, perte des relations, des repères, des apprentissages, etc. L’ambivalence de la politique publique a donc des effets puissants sur le devenir des enfants vivant en bidonville et leur maintien dans la marginalité et la précarité. Malgré cela, c’est aux familles qu’est attribuée de manière courante la responsabilité de la scolarité médiocre de leurs enfants. Ces habitant·es et les associations qui interagissent avec elles et eux se sont pourtant régulièrement montré·es comme des interlocuteurs actifs, à travers une multiplicité de rendez-vous, manifestations, événements, fêtes (figure 3). Ce qu’on appelle l’antitsiganisme a ici la discrétion d’un rendez-vous manqué.
Figure 3 - Habiter de résistance
Crédits photos : F. Barbe
Quelques manifestations et préparatifs mêlant associatifs français et habitants roumains vivant en bidonvilles à Nantes et Rezé (2010, 2015). La persistance à habiter malgré les obstacles constitue elle-même un art de résistance avec lequel beaucoup de politiques n'ont pas su composer.
Pour citer ce document
Frédéric Barbe et Jade Maillard, 2021 : « Bidonvilles, précarité et antitsiganisme dans l’agglomération nantaise (2/2)
Politiques publiques et habiter de résistance », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 08/11/2021, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=654, DOI : https://doi.org/10.48649/asmn.654.
Autres planches in : Habiter et se déplacer
Bibliographie
Clavé -Mercier A., Oliveira M., « Une résistance non résistante ? Ethnographie du malentendu dans les dispositifs d’“intégration” pour des migrants roms », L’Homme, n° 219-220, 2016, p. 175-216. DOI : 10.4000/lhomme.29093
Cousin G., « Le platz des Roms », Projet, 2015. https://www.revue-projet.com/articles/2015-09-cousin-le-platz-des-roms .
Cousin G., Loiseau G., Viala L. Crozat D., Lièvre M. (dir.), Actualité de l’habitat temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, Marseille, Terra HN éditions, 2016. http://shs.terra-hn-editions.org/Collection/?-Actualite-de-l-habitat-temporaire-1-
Delépine S., Atlas des Tsiganes, les dessous de la question rom, Paris, Autrement, 2016.
Thiéry S. (dir), Considérant qu’il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir, sur l’art municipal de détruire un bidonville, Post-éditions, 2014.
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