Atlas Social de la métropole nantaise

Au-delà de la ville attractive

Le marché par ses déchets. Les invisibles (glaneurs) de Talensac

par Martin Manoury

planche publiée le 18 décembre 2019

Le marché de Talensac est bien connu des nantais. Sa centralité, sa taille et son ancienneté en font un lieu « à part » dans la ville, ce dont témoigne un ouvrage paru à l’occasion de ses 80 ans. Celui-ci met l’accent sur les transformations du bâtiment et les différents acteurs qui lui donnent vie, principalement des vendeurs, mais il en oublie une autre figure incontournable : les glaneurs. Pourtant, le dispositif collaboratif, informel et original qui rythme le glanage de ce marché chaque dimanche depuis 2012 se distingue de tous les autres marchés de la ville.

Une cohabitation de glaneurs multiples

1Une trentaine de glaneurs en moyenne se réunissent chaque dimanche sur le marché de Talensac, dans le centre de Nantes, pour mettre en commun les denrées glanées. Parmi eux, un noyau dur d’une dizaine de personnes qui se distingue des autres par l’ancienneté et l’assiduité de leur présence, ce sont les piliers du dispositif. Il y a d’abord les « anciens » : SDF ou anciennement SDF, ils se définissent comme des personnes « de la rue ». S'ajoutent les retraités et les chômeurs de longue durée, avec qui ils partagent diverses formes de handicap au sens large (infirmité, maladie, vieillesse, etc.), faisant d'eux des bénéficiaires réguliers des dispositifs d'assistance institutionnels. Glanant sur ce marché depuis 1996 pour les plus anciens, ils sont les témoins de l’évolution de la pratique depuis 22 ans, tant en termes de configurations de glanage que de profils de glaneurs. En périphérie de ce noyau se positionnent étudiants et travailleurs précaires, dont la fréquence de glanage peut être tout aussi régulière que celle des piliers, mais dont l'ancienneté de présence est plus récente, dépassant rarement les douze mois. Bien qu'eux aussi soient sujets à des formes de précarité économique, ce sont les glaneurs les mieux « insérés » socialement.

Un glanage collectif et ritualisé

2La particularité de ce marché est donc la coordination de glaneurs de différentes générations aux statuts sociaux divers (les plus jeunes ont entre 18 et 20 ans, les plus âgés entre 70 et 80 ans), mettant en commun les denrées récupérées. Le temps du glanage débute quand commence celui de la remballe, à 13h30, lorsque les transactions marchandes ne sont plus autorisées. En échange d’une aide qui consiste jeter leurs déchets (cagettes, cartons vides, bacs de glace), une partie des vendeurs des halles et de l’aile ouest participent à ce dispositif en lui réservant une grande partie de leurs invendus. Une fois récupérées, les denrées glanées sont ensuite déposées sur le « trottoir d'en face », un espace extérieur au marché, séparé de celui-ci par la rue Basse Porte (figure 1).

Figure 1 – Le glanage au marché de Talensac

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3Pendant qu’à peu près un tiers des glaneurs investissent l’aile ouest et les halles, un autre tiers reste sur ce trottoir pour trier les denrées en deux étapes : d’abord en séparant les invendus trop avancés de ceux encore comestibles ; ensuite en regroupant ces derniers par famille ou ressemblance (fruits et légumes, poissons, pièces de viande ou de charcuterie, plus rarement fromages et plats préparés) dans des cagettes distinctes. Si la raison première de cet ordonnancement est de faciliter la circulation des glaneurs lors de la « saisie », cette phase de tri permet également de mettre à distance les stigmates du déchet et de la souillure (photo 1). Mais le rôle de ces « glaneurs-trieurs » et de ceux restés sur les abords du marché est aussi de veiller à ce que personne ne puisse se servir avant que le « signal » ne soit donné, qui adviendra lorsque chacun sera revenu des halles ou des ailes adjacentes (photo 2). Il y a une redistribution du glanage par et pour les glaneurs à chaque fin de marché (photo 3), transformant ainsi un espace de passage en un « espace ressource ». Cette organisation collective, collaborative et informelle n'a pas d’existence administrative, elle n'est permise que par la collaboration des vendeurs, des agents municipaux de la voirie et de la police municipale qui tolèrent et acceptent cette appropriation de l’espace public.

Photo 1 - Le tri

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Les glaneurs-trieurs sont en train de terminer la phase de tri, sous l’œil attentif de trois des anciens installés à droite. A gauche, les glaneurs-actifs revenus du glanage de l’aile Ouest et de la partie centrale discutent et attendent la saisie.

Crédit photo : M. Manoury, le dimanche 23/10/2016

Photo 2 - L’attente du signal

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 Le personnage charismatique est seul entre les deux rangées d’invendus disposées au sol, l’ensemble des glaneurs de l’asso’  attendent autour des cagettes, cabas en main, le signal qui va bientôt être donné.

Crédit photo : M. Manoury, le dimanche 16/10/2016

Photo 3 - La saisie

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Le signal vient d’être donné, la saisie vient de débuter, les glaneurs se saisissent alors des invendus, occupant ainsi l’espace entre les deux rangées.

Crédit photo : M. Manoury, le dimanche 16/10/2016

Du don à l’interdépendance

4Habituellement, sur les autres marchés, de Nantes ou d’ailleurs, le glanage se rapproche du don anonyme, car les glaneurs saisissent ce qui est au sol ou dans les bennes sans contrepartie, selon le bon vouloir des vendeurs. Ici à Talensac, le « coup de main » lors de la remballe donne une forme différente à la pratique, puisqu’en plus de favoriser une certaine interconnaissance entre vendeurs et glaneurs, il facilite la mise en place de relations d’interdépendance. Ces relations permettent aux vendeurs de terminer plus rapidement leur journée de travail, tout en se délestant des basses tâches de la remballe impliquant une forte proximité à la souillure. Les glaneurs leur permettent ainsi de gagner un temps précieux pour terminer le travail avant le passage des agents municipaux, condition nécessaire au maintien de leur emplacement chaque semaine. Pour les glaneurs, ces accords assurent un approvisionnement en produits frais de qualité, tout en contournant la dimension marchande (excluante) de leur accès. Ces interdépendances agissent également sur le travail des agents municipaux de la voirie, car en rapportant une partie des déchets jusqu’aux bennes, ils limitent la possibilité de dépôts « sauvages » le long de la voirie. Une fois le « signal » donné, et après que chacun ait pu se servir, ces derniers s’approchent du « trottoir d’en face » pour effacer d’un jet d’eau les dernières traces de leur présence. Cette invisibilisation est une condition nécessaire à la reproduction, chaque semaine, de ce dispositif atypique de glanage alimentaire.

Pour citer ce document

Martin Manoury, 2019 : « Le marché par ses déchets. Les invisibles (glaneurs) de Talensac », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 18/12/2019, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=282, DOI : en attente.

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Bibliographie

Bloyet D., Blondeel C., Talensac, depuis 1937, 80 ans d'histoire. Le bonheur est au marché, Petit-Mars, Chabloblo Les Editions, 2017.

Castel R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.

CerPhi, Les glaneurs alimentaires, Rapport d’étude qualitatif, remis à la DIIESES pour le Haut Commissariat aux Solidarités Actives contre la Pauvreté le 9 janvier 2009.

Douglas M., De la souillure, Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La découverte, 2002.

Dubois V., La vie au guichet, Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 2010.

Lazarus J, « Consommer pour faire partie de la société ». Revue Projet, n° 367, 6, 2018, p. 33‑40.

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Martin Manoury

Doctorant en sociologie, Université de Nantes, Centre nantais de sociologie UMR 6025 (CENS)

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Résumé

Le marché de Talensac est bien connu des nantais. Sa centralité, sa taille et son ancienneté en font un lieu « à part » dans la ville, ce dont témoigne un ouvrage paru à l’occasion de ses 80 ans. Celui-ci met l’accent sur les transformations du bâtiment et les différents acteurs qui lui donnent vie, principalement des vendeurs, mais il en oublie une autre figure incontournable : les glaneurs. Pourtant, le dispositif collaboratif, informel et original qui rythme le glanage de ce marché chaque dimanche depuis 2012 se distingue de tous les autres marchés de la ville.

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