Bidonvilles, précarité et antitsiganisme dans l’agglomération nantaise (1/2).
Vivre et habiter en bidonvilles
par Frédéric Barbe et Jade Maillard
Table des matières
Produit d’une enquête longue et d’un stage de recherche centré sur la cartographie des bidonvilles, cette planche documente l’installation durable d’une vie communautaire racisée en habitat précaire, sans droit ni titre, dans une agglomération en forte croissance dirigée par une majorité de gauche. Ce premier volet décrit les modes d’habiter de leurs habitant·es, dont la précarité matérielle et sociale tranche avec les standards d’une métropole revendiquant l’inclusion et la réussite.
1Depuis 2005, Nantes, métropole attractive, attire aussi une population pauvre vivant en bidonville. Une politique d’expulsion systémique et quasi-systématique, ré-affirmant sans cesse le droit de propriété aux dépens d’autres droits, a rendu ce retour des bidonvilles extrêmement spectaculaire. En effet, ceux-ci ont été et sont toujours régulièrement expulsés et déplacés dans l’agglomération, à l’initiative des maires et de la Préfecture, avec le concours des services de justice et de police. Ce contentieux de masse aux effets récurrents de mise en spectacle d’une misère racisée rend ces bidonvilles particulièrement visibles tant dans le paysage urbain que dans les médias locaux. Leurs habitant·es développent en réalité des parcours hétérogènes au sein de réseaux d’entraide familiaux ou associatifs, de dispositifs publics. Caractérisé·es par leur précarité, avec des emplois peu qualifiés ou des activités informelles parfois illégales, et une culture souvent jugée exceptionnellement particulière, elles et ils sont rapidement devenu·es des « indésirables ».
Le retour des bidonvilles à Nantes, leurs habitant·e·s stigmatisé·e·s
22 500 à 3 000 personnes habitent aujourd’hui ces bidonvilles et beaucoup sont des enfants scolarisés dans des conditions difficiles. Ce sont essentiellement des ressortissant·es roumain·es vivant en famille, issu·es de régions rurales pauvres, nommé·es communément « Roms » et se nommant parfois « Tsiganes ». Ils parlent le plus souvent roumain et romani, parfois d’autres langues apprises pendant leur émigration, puis apprennent le français ici. Ces familles viennent d’un nombre réduit de villages ou de villes. Les adultes ont souvent fait un ou plusieurs voyages d’exploration chez des proches, avant de s’installer selon les opportunités puis de faire venir l’ensemble de leur famille. Ce sont des citoyen·nes européen·nes disposant du droit de circulation et de travail au sein de l’Union européenne (figure 1).
Figure 1 - Bidonvilles et action associative, Nantes comme ailleurs
Le « Collectif national droits de l'homme Romeurope » regroupe la plupart des associations et collectif d’associations d'intermédiation entre habitant·es des bidonvilles et pouvoirs publics. Les grandes associations nationales basées à Paris travaillent avec les services de l’État et mènent une activité régulière de documentation, de plaidoyer et d'intervention ciblée. Les associations ou collectifs d'associations locales agissent de manière plus polyvalente dans des territoires plus petits, un département, une agglomération, une commune, voire un quartier. Si l’intégration européenne de la Roumanie et l’effondrement de l’ancien modèle de société étatisée qui l'a accompagnée ont produit une très forte précarisation des populations les plus pauvres, notamment des groupes dits Roms, l’émigration massive concerne en réalité toute la population roumaine : 15 à 20 % des Roumain·es vivent aujourd’hui dans un autre pays que le leur. L'extraordinaire sur-représentation des personnes roumaines, en réalité de personnes dites roms, dans les éloignements du territoire française illustre de manière spectaculaire la construction publique d'un « problème rom », socialement et culturellement discriminatoire, un racisme d’État.
3Cette histoire migratoire est à la fois ordinaire par ses modes de circulation, ses liens avec le pays d’origine, ses formes d’acculturation et de bricolages, mais aussi exceptionnelle dans sa singularité socio-spatiale. Dans une agglomération nantaise puissamment organisée par le pouvoir municipal et métropolitain, les bidonvilles semblent traduire un certain échec de l’action publique alors même que leur mise en visibilité et leur reproduction sont plutôt le produit de celle-ci. Les politiques publiques, marquées par la récurrence et la diversité d’une approche racisée spécifique, suggèrent l’existence d’un antitsiganisme qui désigne ce groupe comme minorité délinquante.
La vie des bidonvilles et dans les bidonvilles
4Ces bidonvilles sont situés dans des friches urbaines ou des espaces délaissés (figure 2). Souvent en position centrale ou péricentrale et proches des lignes de transports collectifs dans les premières années (Île de Nantes, Bas-Chantenay, Pont-Rousseau, etc.), ils ont été éloignés, expulsion après expulsion, et se trouvent aujourd'hui dans les confins des communes périphériques : terrains humides, boueux, bruyants, enclavés, non viabilisés, isolés, dangereux, dans des zones industrielles. Ils présentent des formes reconnaissables (figure 3), mêlant caravanes déglinguées et cabanes en matériaux de récupération, du petit lieu familial recherchant la discrétion au gros bidonville de plusieurs centaines de personnes particulièrement peu apprécié des autorités, avec sa benne à déchets, ses carcasses de véhicules, sa viabilisation sauvage et défaillante, son ambiance, etc.
Figure 2 - Bidonvilles habités par des personnes dites « roms » en 2020 dans la métropole nantaise, une localisation aujourd’hui périphérique
La carte traduit une situation maintenant bien ancrée, la présence très visible de bidonvilles de toutes dimensions, dans des secteurs du territoire nantais et des communes de première couronne plutôt populaires disposant de friches agricoles mais surtout industrielles ou commerciales. Leur caractère aujourd'hui très périphérique aggrave les difficultés d'insertion, scolaire notamment, mais aussi de voisinage et d'accès aux services.
Figure 3 - Les bidonvilles, une morphologie répétitive et évolutive
Crédits photos : F. Barbe
5Ces bidonvilles ne peuvent être confondus avec les terrains, officiels ou non, des Voyageurs, citoyens français. Ceux-ci, désignés via cette catégorie administrative hexagonale, sont considérés à l’échelle européenne comme Roms, mais ils ont ici une histoire, un ancrage, un habitat, des conditions de vie et de travail sans rapport avec la précarité des bidonvilles. En roumain, le terme « platz » décrit l’ensemble familial et affinitaire du bidonville souvent administré par un ou des habitants référents qui organisent la vie interne et les relations avec les autorités. Côté français, c’est suite au violent discours de Nicolas Sarkozy en juillet 2010 à Grenoble que les associations imposent peu à peu aux acteurs publics l’appellation de « bidonvilles » au lieu de « campement illégal » et une pratique un peu plus conforme aux stratégies inclusives de l’Union européenne. Au-delà des approches misérabilistes et de la sous-intégration parfois dramatique, le bidonville/platz est un lieu véritablement habité où fonctions et réseaux se croisent. Le terme n’implique ni la passivité de ses habitant·es, ni des stratégies de vie stéréotypées. L’inventaire des bidonvilles montre les effets de taille, les recompositions régulières liées aux expulsions, les choix affinitaires qui en découlent, mais aussi des inscriptions territoriales spécifiques et des persistances face à cette mobilité forcée et chaotique. En ce sens, ces habitant·es montrent, par leur capacité à s’inscrire durablement dans l’agglomération nantaise, un véritable art de résistance. De nombreuses familles ont accédé à un logement ordinaire, le plus souvent social, après leur passage dans le bidonville auquel elles restent liées.
Pour citer ce document
Frédéric Barbe et Jade Maillard, 2021 : « Bidonvilles, précarité et antitsiganisme dans l’agglomération nantaise (1/2).
Vivre et habiter en bidonvilles », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 25/10/2021, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=647, DOI : https://doi.org/10.48649/asmn.647.
Autres planches in : Habiter et se déplacer
Bibliographie
Clavé-Mercier A., Oliveira M., « Une résistance non résistante ? Ethnographie du malentendu dans les dispositifs d’“intégration” pour des migrants roms », L’Homme, n° 219-220, 2016, p. 175-216. DOI : 10.4000/lhomme.29093
Cousin G., « Le platz des Roms », Projet, 2015. https://www.revue-projet.com/articles/2015-09-cousin-le-platz-des-roms
Cousin G., Loiseau G., Viala L. Crozat D., Lièvre M. (dir.), Actualité de l’habitat temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, Marseille, Terra HN éditions, 2016. http://shs.terra-hn-editions.org/Collection/?-Actualite-de-l-habitat-temporaire-1-
Delépine S., Atlas des Tsiganes, les dessous de la question rom, Paris, Autrement, 2016.
Thiéry S. (dir), Considérant qu’il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir, sur l’art municipal de détruire un bidonville, Post-éditions, 2014.
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