Les livreurs de repas (1/2) : l’ubérisation d’une fraction des classes populaires nantaises
Note méthodologique
Dans le cadre de l'élaboration d'un diagnostic "Politique de la ville" pour le bureau d'étudesLe Compas, Hugo Botton a exploité les données de la base Sirene géolocalisée, regroupant l'ensemble des entreprises en France en janvier 2022.
Table des matières
En quelques années, la livraison de repas instantanée s’est installée dans les modes de consommation de certains urbains, au point que durant la crise sanitaire du Covid-19, les livreurs ont été désignés comme « travailleurs essentiels ». Paradoxalement, on connaît mal la géographie et les propriétés sociales de ce groupe professionnel aujourd’hui incontournable dans l’espace nantais. Qui sont les livreurs de repas ? Où travaillent et résident-ils ? Quel est leur ancrage au sein des mondes populaires nantais ?
Les livreurs de plateformes de repas : une très grande majorité de jeunes hommes racialisés
1Une enquête par questionnaire menée en 2021 dans différents sites du centre et de la périphérie nantaise permet de mieux connaître les livreurs de repas nantais travaillant sous le statut d’auto-entrepreneurs pour les plateformes d’Uber Eats et Deliveroo. Il s’agit à 98 % d’hommes, souvent jeunes, 72 % ayant moins de 29 ans. Ils se distinguent tout particulièrement par leur nationalité, puisque 76 % d’entre eux ne sont pas Français. Un premier tiers vient d’un pays du Maghreb, tandis qu’un autre tiers est issu de l’Afrique de l’Ouest francophone. De plus, parmi les 24 % disposant de la nationalité française, nos observations de terrain indiquent qu’ils sont probablement nombreux à avoir des parents ou grands-parents immigrés. Les livreurs de repas sont donc très majoritairement racialisés, c’est-à-dire qu’ils sont susceptibles de subir des discriminations liées au racisme. De plus, leur statut en termes d’immigration peut être source de difficultés multiples, en réduisant leurs droits et leurs ressources. La reconnaissance des qualifications, l’accès au logement et aux emplois sont en effet très entravés pour les immigrés, notamment s’ils ne disposent pas de titre de séjour.
2Une enquête ethnographique réalisée en 2022 auprès de 68 livreurs permet de confirmer ce profil. Ces derniers sont très majoritairement primo-arrivants sur le sol français et la plupart exercent cette activité de livreur depuis peu de temps. Ainsi, en septembre 2021, seuls 28 % exerçaient depuis plus de 18 mois, c’est-à-dire avant le premier confinement lié au Covid-19, qui a constitué un moment de forte augmentation de l’activité de livraison de repas. Dans le périmètre de Nantes-Métropole, le nombre de licences recensé dans la base Sirene est passé de 606 en janvier 2019 à 2 877 en janvier 2022.
Un travail populaire
3Au plan juridique, les livreurs sont des travailleurs indépendants malgré des contentieux en cours à l’échelle nationale comme européenne. En effet, les applications de livraison ne sont pas, à proprement parler, les employeurs des livreurs, car elles affectent, via leur plateforme numérique, une course à un micro-entrepreneur. Cependant, la dépendance concrète des livreurs aux plateformes, mais aussi la réalité d’un travail intense, physique et répétitif, ainsi que la modestie des revenus ancrent clairement les livreurs au sein des classes populaires. 76 % des individus interrogés dans l’enquête de 2021 gagnent ainsi moins que le Smic mensuel brut, alors que plus de 64 % d’entre eux travaillent à temps-plein.
4Cet ancrage dans les mondes professionnels des classes populaires s’exprime aussi à travers leurs parcours professionnels. Ils sont en effet nombreux à exercer d’autres activités, considérées comme peu qualifiées, de type ouvrier ou employé dans des secteurs comme la construction, l’industrie agro-alimentaire et pétrochimique, la sécurité, le nettoyage. Seuls 15 % d’entre eux sont aussi étudiants.
Des espaces de travail entre hypercentre et sites périphériques
5Les livreurs de repas forment ainsi un groupe professionnel populaire amené à travailler dans les mondes urbains centraux (figure 1). La réalisation des courses consiste concrètement à attendre, à proximité des restaurants, une commande à livrer au domicile d’un client. Les espaces d’attente des commandes, dans l’espace public à proximité des restaurants, peuvent donc être considérés comme les principaux lieux de travail des livreurs. La majorité d’entre eux se situe dans l’hypercentre nantais, où se concentrent les restaurants. Des établissements de restauration rapide, près du périphérique, constituent aussi des lieux d’attente pour les livreurs. Dans le centre, les livreurs circulent majoritairement en deux-roues motorisés, alors que la part de la voiture est plus importante à partir des sites périphériques, comme à la Beaujoire, où elle atteint 60% (figure 1).
Figure 1 - Récupérer les commandes dans l’hypercentre et les zones commerciales aux portes de la ville
Sources : enquête par questionnaire réalisée auprès des livreurs de repas nantais en septembre 2021, enquête ethnographique réalisée de janvier à juin 2022, cartographie et enquête par questionnaire réalisées auprès des restaurants nantais par les étudiants de Licence en Géographie de l'IGARUN (2021-2022), BD Topo 44 (IGN), aires piétonnes (Nantes Métropole).
Un ancrage résidentiel dans les quartiers populaires et le centre
Figure 2 - Des lieux de résidence dans les quartiers populaires et le centre
Sources : enquête par questionnaire réalisée auprès des 323 livreurs de repas nantais en septembre 2021, découpage en quartiers de Nantes Métropole (https://data.nantesmetropole.fr)
6L’analyse des lieux de résidence des livreurs confirme leur ancrage populaire : ils sont près de la moitié à résider au sein des grands ensembles de logements sociaux (figure 2). L’exploitation de la base Sirene, déjà évoquée et qui localise notamment l’ensemble des micro-entreprises en France, confirme cette surreprésentation des livreurs parmi les travailleurs des quartiers de logements sociaux, ayant une part d’immigrés élevée et un fort taux de pauvreté (figure 3).
7Toutefois, l’enquête par questionnaires de 2021 montre que les livreurs sont également très présents au sein du centre historique (20 %) et dans le quartier de l’Île de Nantes (9 %). Cette géographie reflète certainement la localisation des centres d’hébergement d’urgence associatifs, de centres d'accueil de travailleurs migrants (Adoma), de logements dégradés voire de squats, dont dépendent de nombreux primo-arrivants. Il est possible que des livreurs, parfois sans logement fixe, soient domiciliés dans ces centres d'accueil sans y résider effectivement.
Figure 3 - Une surreprésentation des livreurs dans les quartiers de logements sociaux
Sources : enquête par questionnaire réalisée auprès des livreurs de repas nantais en septembre 2021, enquête ethnographique réalisée de janvier à juin 2022, cartographie et enquête par questionnaire réalisées auprès des restaurants nantais par les étudiants de Licence en Géographie de l'IGARUN (2021-2022), BD Topo 44 (IGN), aires piétonnes (Nantes Métropole).
Les livreurs sont référencés dans cette base de données puisqu'ils disposent d'un statut d'auto-entrepreneur. L'adresse renseignée est la plupart du temps celle de leur domicile (les domiciliations dans des associations ou en CCAS ont été exclues de l'analyse pour comptabiliser les livreurs qui résident effectivement dans chaque quartier). Les livreurs appartiennent au secteur d'activité 53.20Z (Autres activités de poste et de courrier). Pour estimer au mieux les travailleurs des plateformes, seuls les établissements non-employeurs, actifs depuis 2015 au plus tôt sont conservés (date du développement des plateformes en France). La part des livreurs parmi les travailleurs du quartier (IRIS) a été estimée en utilisant les données du rencensement de la population de l'Insee.
8Le développement des services de livraison de repas fait ainsi apparaitre un nouveau groupe professionnel populaire, marqué par la précarité et les processus de racialisation mais paradoxalement très visible par sa présence et son travail au cœur de l’espace nantais.
Pour citer ce document
Claire Burban, Nicolas Raimbault et Hugo Botton, 2024 : « Les livreurs de repas (1/2) : l’ubérisation d’une fraction des classes populaires nantaises », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 15/02/2024, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=965, DOI : https://doi.org/10.48649/asmn.965.
Autres planches in : Distinguer des groupes sociaux
Bibliographie
Abdelnour S., Méda D., Les nouveaux travailleurs des applis. Paris, PUF, 2019.
Aguilera A., Dablanc L., Krier C., & Louvet N., « Platform-based food delivery in Paris before and during the pandemic: profile, motivations and mobility patterns of couriers », European Transport Research Review, 14(1), 45, 2022. DOI : 10.1186/s12544-022-00569-8
Botton H., « L’ubérisation des quartiers populaires », Compass zOOm, n° 27, 2022. www.lecompas.fr/doc/CompaszOOm27-24nov2022.pdf
Burban C., « La dimension spatiale du travail des livreurs des plateformes », Carnets de géographes. DOI : 10.4000/cdg.9286
Dablanc L., Proulhac L., & Raimbault N., Enquête sur les travailleurs nantais des plateformes de livraison instantanée, Rapport de recherche IFSTTAR, 2022. https://hal.science/hal-03897757
Srnicek N., Capitalisme de plateforme, l’hégémonie de l’économie numérique. Montréal, Lux Éditions, 2018.
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Résumé
En quelques années, la livraison de repas instantanée s’est installée dans les modes de consommation de certains urbains, au point que durant la crise sanitaire du Covid-19, les livreurs ont été désignés comme « travailleurs essentiels ». Paradoxalement, on connaît mal la géographie et les propriétés sociales de ce groupe professionnel aujourd’hui incontournable dans l’espace nantais. Qui sont les livreurs de repas ? Où travaillent et résident-ils ? Quel est leur ancrage au sein des mondes populaires nantais ?
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