Les livreurs de repas nantais (2/2) : divisions racialisées et degrés de précarité internes au groupe
par Claire Burban
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Le travail de la livraison de repas instantanée s’effectue principalement dans le cœur des grandes agglomérations. Dans ces espaces publics où la diversité sociale est forte, les espaces de travail des livreurs sont particulièrement contraints et soumis à des formes concurrentes d’appropriation. En quoi ces modalités d’appropriation de l’espace urbain contribuent-elles à structurer ce groupe de travailleurs ? Comment révèlent-elles les dynamiques d’unification et de division qui le traversent ?
Au fondement de l’unification du groupe : s’organiser face à des espaces de travail contraints
1Le travail de la livraison de repas instantanée évolue rapidement. Alors qu’il s’agissait au départ de jeunes actifs étudiants blancs, c’est désormais un travail de subsistance, racialisé1 et précaire. Par le biais de leurs algorithmes, les plateformes de livraison de repas instantanée (UberEats, Deliveroo) exercent un contrôle omniprésent sur les livreurs. La géolocalisation, la cartographie de l’offre (restaurants) et de la demande (client∙e∙s) les répartissent dans la ville, ce qui contraint leurs pratiques spatiales et leurs espaces de travail. Mais ces contraintes sont aussi liées aux régulations des pouvoirs publics. Depuis mars 2021, l’interdiction des scooters thermiques dans l’hyper-centre de Nantes, en dehors des grands axes routiers, illustre ainsi la tension entre visibilité et invisibilité des livreurs dans l’espace public (figure 1). D’un côté, cette mesure les relègue aux limites du centre-ville où ils sont particulièrement visibles sur les parkings de restaurants, les places ou les rues dans lesquelles ils attendent leurs commandes en groupe. De l’autre, ce périmètre d’interdiction fait figure de frontière invisible (contrôle social informel) et exprime aux livreurs leur indésirabilité dans les espaces centraux, notamment lors des contrôles des forces de l’ordre (contrôle social formel).
Figure 1 - Schéma d’une rue traversant le centre-ville de Nantes : un espace de travail stratégique proche des restaurants mais sous contraintes
Source : Enquête ethnographique réalisée de janvier à juin 2022.
Quand l’appropriation des espaces de travail des livreurs révèle les clivages internes au groupe
2Loin de n’être qu’asservis par les contraintes évoquées, les livreurs font également de leurs espaces de travail des lieux de vie. Leur appropriation de l’espace révèle alors la dimension spatiale de l’organisation interne au groupe, et participe autant à son unification qu’à sa division. Une analyse micro-géographique comparant sept espaces de travail d’attente des livreurs, menée au printemps 2022, permet de constater les hiérarchisations sociales internes au groupe, qui sont fondées sur des critères de revenus et surtout de racialisation.
3Une large majorité des livreurs n’a en effet pas la nationalité française, et nombre d’entre eux sont originaires des pays d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb. Au sein des espaces de travail, les relations d’entraide et de solidarité sont favorisées par un sentiment d’appartenance à une communauté d’origine et une identification aux pairs partagée par les membres du groupe. Elles sont fondées sur des pratiques de subsistance et de « débrouille », pour des individus et groupes socialement et symboliquement marginalisés dans l’espace social métropolitain. Cela donne à voir une forme d’économie morale populaire qui favorise la cooptation entre livreurs de sous-groupes par origine nationale, et fonde l’unification et la cohésion du groupe. Ces relations peuvent également être source d’exclusion et de divisions internes au groupe, notamment entre livreurs de nationalités différentes.
4À ces divisions s’ajoutent des inégalités liées aux conditions matérielles d’existence à l’intérieur des sous-groupes nationaux. Elles donnent à voir différents degrés de précarité en fonction des statuts des livreurs. Ceux qui n’ont pas le statut de réfugié, le plus souvent les primo-arrivants, ne peuvent en effet pas travailler en France en situation régulière. Ils sont alors dépendants d’autres livreurs, des « patrons », qui ont obtenu leurs titres de séjour et sous-louent leurs comptes sur les plateformes. Les sous-locataires peuvent en outre être dépendants de leur « patron » pour obtenir et entretenir leurs scooters, principal outil de travail. En d’autres termes, les dynamiques sociales de racialisation forment une économie de la dette et des rapports sociaux de domination internes au groupe, qui sont sources de processus d’entre-exploitation et d’exclusion entre les livreurs, comme l’illustre l’organisation spatiale d’un parking exemplaire des relations sociales qui façonnent les groupes de livreurs (figure 2).
Figure 2 - Enjeux d’appropriation spatiale et divisions racialisées sur un parking de Nantes : du groupe uni au groupe fragmenté
Témoignage d'Osman, livreur soudanais
Ici, on se connaît tous. Toutes les personnes connaissent les autres. C'est la même civilisation, la même langue. Oui, c'est très facile. Quand il y a des problèmes sur les scooters, je vais aller vers l'autre. Parce que lui, il connait bien. C'est comme ça pour tout le monde : les Guinéens travaillent avec les Guinéens, les Algériens, les Soudanais aussi [...] Par exemple, ici [il montre les autres livreurs autour de nous] c'est Soudanais. Pas d'autres origines, Et là-bas, [O. désigne l'entrée du parking, située à une vingtaine de mètres de nous], Algériens".
Témoignages de Chakib et Adil, livreurs algériens sous-locaaires de comptes
"- Adil : Nous pour les papiers, c'est pas pareil.
- Chakib : Parce que nous on n'est pas la même chose. Parce que les Guinéens ils ont l'asile. Parce que nous on n'a pas de date pour les papiers, nous on a dix ans. Les Algériens, Marocains, tout ça. Algériens, Marocains, Tunisiens. Mais les blacks ils attendent qu'un an, un an et demi. [...] En fait, livreur c'est pour gagner un peu d'argent. Après, on va faire un autre truc, trouver un moyen pour recevoir les papiers. Après on se taille hein ! Trouver un vrai travail. On reste ici en France ! Mais tu vois, je vais te donner un exemple : aujourd'hui on travaille [silence]... pas "pour de vrai". Au noir. Il y en a qui travaillent en intérim avec des faux-papiers. Peut-être que demain on va faire ça, poser des faux-papiers aux boîtes d'intérim. Trouver un vrai travail, parce que c'est la merde !"
Source : Enquête ethnographique réalisée de janvier à juin 2022.
5Les modalités d’appropriation de leurs espaces de travail par les livreurs révèlent les processus d’unification du groupe et les relations d’entraide primordiales à la subsistance. Cependant, les conditions matérielles d’existence inégales entre livreurs et les divisions raciales internes au groupe mettent en exergue la complexité des rapports sociaux de domination au sein d’un groupe lui-même socialement dominé et invisibilisé.
Notes
1 Utilisé en sciences sociales, ce terme permet de rejeter l’idée selon laquelle il existerait des races humaines fondées sur des traits biologiques. La notion de racialisation souligne le fait que des individus ou des groupes subissent des processus de domination ou de discrimination liées à une appartenance raciale perçue par d’autres groupes sociaux ou institutions.
Pour citer ce document
Claire Burban, 2024 : « Les livreurs de repas nantais (2/2) : divisions racialisées et degrés de précarité internes au groupe », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 11/03/2024, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=974, DOI : https://doi.org/10.48649/asmn.974.
Autres planches in : Distinguer des groupes sociaux
Bibliographie
Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris, Éditions Amsterdam, 2019.
Bernard S., Uberusés. Le capitalisme racial de plateforme. Paris, PUF, 2023.
B urban C., « La dimension spatiale du travail des livreurs des plateformes », Carnets de géographes. DOI : 10.4000/cdg.9286
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Résumé
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