Retour sur les trajectoires d’habiter des personnes exilées du square Daviais
par Sabryn Daiki, Élise Roy et Théo Fort-Jacques
Ce travail a été conduit dans le cadre d’un stage mené au laboratoire CRENAU - UMR AAU 1563, sous la direction de Théo Fort-Jacques et Elise Roy, au sein du Groupe de recherche Des mondes communs : ethnographier l’être ensemble. La démarche est motivée par la volonté de donner une voix à des hommes et des femmes aux récits aussi singuliers que complexes. Ces personnes qui, ayant fui les conflits armés, la répression, l’extrême pauvreté, se retrouvent à Nantes, décident d’y rester et parfois finissent par l’aimer. Si leurs récits racontent l’apprentissage d’une urbanité nouvelle, leurs pratiques donnent à voir la ville autrement.
Table des matières
Le camp de personnes exilées qui s’est improvisé au square Daviais à l’été 2018 constitue l’une des manifestations les plus tangibles de la « crise de l’accueil » à Nantes. Cet évènement a mis en lumière de nouvelles géographies d’habiter, celles des personnes exilées. Cet habiter se révèle temporaire, fragile et parfois même illégal. Ici et là, pour de courts ou longs instants, les personnes exilées ont engagé des relations sociales, se sont appropriées un « chez-soi », ont investi un lieu de consommation ou d’échange.
1En juin 2018, un important camp de personnes exilées se constitue sous forme de tentes square Daviais à Nantes, après une année marquée par les évacuations successives de plusieurs lieux de vie (l’ancienne école des Beaux-Arts, des salles de cours puis le château du campus Tertre de l’université, l’ancien EHPAD Bréa, le bâtiment industriel des bords de Loire Cap 44 et un des bâtiments désaffectés de l’ancien institut pour déficients auditifs la Persagotière à Rezé) et la saturation des dispositifs institutionnels d’accueil. Ce lieu central présente certains avantages : regrouper l’aide associative, être à proximité des transports en commun, accéder à un ensemble de services publics. Mais surtout, c’est la possibilité de rendre visible la précarité de personnes exilées, qui n’ont pas d’autres choix que de s’emparer de l’espace urbain. De la place du Commerce à la médiathèque, elles voient en chaque lieu une ressource particulière. Par leurs appropriations singulières, fragiles et temporaires, elles se ménagent des espaces dans la ville.
2Les chrono-cartes qui suivent (figures 1 à 3) sont le produit d’entretiens multiples (élus locaux, acteurs associatifs et étatiques et anciens habitants du square Daviais) et d’un suivi approfondi de l’actualité. Elles ambitionnent de rendre compte de cette expérience d’habiter des habitants du square Daviais et révèlent l’espace nantais sous un jour nouveau.
Le temps du camp square Daviais
3En l’espace de quelques semaines, les habitants du square Daviais sont près de 700 (figure 1). La situation sanitaire se dégrade et rend les conditions de vie très difficiles. Le camp du square Daviais devient le théâtre de l’exil et la manifestation de la souffrance. Le 20 septembre 2018, au lendemain d’une décision du tribunal administratif, 200 représentants des forces de l’ordre encerclent le campement et demandent aux personnes exilées de rassembler leurs effets personnels. Elles quittent les lieux à bord de bus de la Tan en direction de gymnases réquisitionnés par la ville. À 11h, arrivent des équipes d’assainissement : nettoyage au karcher, terre retournée, grillages posés, comment ne pas y lire un discours de rejet ? Ces grilles délivrent un message de délégitimation et de criminalisation de la présence des exilés sur le square, sans considérer le caractère contraint de cette occupation face à l’absence de dispositifs d’hébergement auxquels ils ont pourtant droit.
Figure 1 - Le temps du camp square Daviais (juin-sept. 2018)
Le temps des gymnases proposés par la ville
4Les anciens habitants du square Daviais vivront quelques semaines dans plusieurs gymnases de la ville (figure 2). Les règles de vie y sont strictes et le confort très minimal. Un diagnostic social est réalisé et durant le mois d’octobre 2018, les personnes sont progressivement redirigées vers des dispositifs d’hébergements.
Figure 2 - Le temps des gymnases proposés par la ville (sept.-oct. 2018)
Le temps du relogement par la ville, puis par l’État
5La ville de Nantes propose plusieurs lieux d’accueil (figure 3) : bâtiment B19 et préfabriqués à la Caserne Mellinet, immeuble rue Gaston Turpin mis à disposition par le Diocèse, studios au Clos Toreau. D’autres sont situés dans les communes voisines, voire au-delà : un immeuble à Saint-Herblain prévu à la démolition et proposé par Harmonie Habitat, le CCAS de Saint-Brévin et le centre Marceau à Batz-sur-Mer. La Ville de Nantes loge ces personnes pendant six mois à un an. Elle perd finalement le contrôle des lieux d’accueil au profit des associations gestionnaires de l’État.
Figure 3 - Le temps du relogement par la ville, puis par l’État (oct. 2018 - 31 janv. 2020)
6Dès lors, la gestion se fait au cas par cas, au rythme de la libération de places dans le dispositif national. Alors que la ville a logé inconditionnellement, l’État ne prend en charge que ceux pour qui la situation administrative est régularisée. Les personnes qui ont obtenu un titre de séjour accèdent aux dispositifs de droits communs, celles dont les procédures administratives sont toujours en cours trouvent une place dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA). Ces individus sont alors disséminés sur l’ensemble du territoire français, mais ces destinations imposées impliquent un retour à la rue en cas de refus de la proposition d’hébergement. D’autres se sont vu refuser leur demande d’asile et se retrouvent à nouveau dans une grande précarité lorsqu’ils ne sont pas expulsés.
7Les témoignages rendent parfois compte de pratiques douteuses. Une minorité de personnes sans statut s’est vue ainsi promettre un hébergement dans d’autres villes de la région, mais une fois sur place, aucun hébergement ne les attendait, si ce n’est quelques jours d’hôtels. Parfois, ils étaient même accueillis par les forces de l’ordre. Lorsque cela était possible, les personnes déplacées sont alors revenues à Nantes par leurs propres moyens. Un certain nombre d’anciens habitants du square Daviais ont retrouvé une place dans la précarité du campement du gymnase Jeanne-Bernard, avant que celui-ci ne soit évacué à son tour.
8L’installation de personnes exilées au square Daviais constitue un moment paroxystique de la « crise » de l’accueil à Nantes. Condamnées à la mobilité, tributaires de déménagements vers des logements plus pérennes mais aussi plus éloignés d’un centre urbain qui fonctionne comme ressource, de nouvelles pratiques s’inventent. Pour ces exilés, des lieux autrefois emblèmes de la solidarité, expressions de destins partagé mais aussi théâtres de l’ennui et de la solitude, sont aujourd’hui encore des symboles, des repères très pratiqués.
Pour citer ce document
Sabryn Daiki, Élise Roy et Théo Fort-Jacques, 2021 : « Retour sur les trajectoires d’habiter des personnes exilées du square Daviais », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 04/02/2021, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=552, DOI : https://doi.org/10.48649/asmn.552.
Autres planches in : Distinguer des groupes sociaux
Bibliographie
Babels, Entre accueil et rejet : ce que les villes font aux migrants, Lyon, Le Passager Clandestin, 2018.
Brault M., Daccord H., Lenouvel J., « Les lieux de l’insertion et de l’intégration sociale des réfugiés. Le cas de Dessau, ville en décroissance », Espaces et sociétés, vol. 172-173, n° 1-2, 2018, p. 55-72. DOI : 10.3917/esp.172.0055
Daiki S., Exilés de la ville : rencontre entre des hommes et leurs nouveaux lieux d’inscription, Roy E. et Fort -Jacques T (dir.), Nantes, École nationale supérieure d’architecture de Nantes, 2019. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/view/index/identifiant/dumas-02873629
De Gourcy C., « L’accueil comme horizon de la migration », Les Annales de la recherche urbaine, vol. 94, n° 1, 2003, p. 36-42. DOI : 10.3406/aru.2003.2505
Marotel G., Peraldi M., Tarrius A., « Migration et citadinité. L’approche de la ville par la mobilité », Les Annales de la recherche urbaine, vol. 64, n° 1, 1994, p. 87-90. DOI :10.3406/aru.1994.1824
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