Atlas Social de la métropole nantaise

Au-delà de la ville attractive

Avant la « voiture pour tous »

par Christophe Batardy

planche publiée le 25 juin 2020

L’aménagement urbain et les politiques publiques visent aujourd’hui à limiter la place de la voiture dans les grandes villes européennes, en particulier dans leurs espaces centraux. La possession d’un véhicule automobile a longtemps été un signe de distinction sociale avant de devenir un bien de consommation plus accessible à partir des années 1950. Les registres d’immatriculation conservés aux Archives Départementales permettent d’esquisser une socio-géographie des premiers acquéreurs nantais dans les premières années du XXe siècle.

1Dix ans après l’apparition des premiers véhicules à moteur, le décret du 10 mars 1899 enjoint leurs propriétaires de déposer un certificat de capacité et une déclaration de véhicule dans les services de préfecture1. Sont consignés pour chaque nouvelle déclaration, la date, le nom du propriétaire, parfois sa profession ou son rang de notable, son adresse et la marque de la voiture. Entre 1899 et 1909, 1 235 voitures sont ainsi immatriculées en Loire-Inférieure (actuelle Loire-Atlantique) et leur nombre est en augmentation chaque année (figure 1).

Figure 1 - La lente apparition des véhicules automobiles

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2À Nantes, 240 véhicules sont immatriculés en 1909, ce qui montre que l’acquisition de ce nouveau moyen de transport reste marginale en raison de son coût qui en fait alors toujours un produit luxueux. À titre d’exemple, la première automobile fabriquée par l’atelier Underberg et immatriculée à Nantes en 1901 coûte 4 850 francs (figure 2). Un ouvrier dont le salaire journalier moyen est à l’époque de 4,8 francs devrait donc travailler environ trois ans pour se l’offrir !

Figure 2 - L’automobile : un objet de luxe au début du siècle

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Source : carton publicitaire (1901), Archives Départementales de Loire Atlantique, fonds Underberg (318 J)

Un objet d’hommes, aristocrates puis bourgeois

3Durant cette période, l’automobile reste donc un objet de distinction sociale par excellence, d’où une forte concentration de ce bien là où réside l’élite sociale. Si l’on cumule l’ensemble des propriétaires de Loire-Inférieure entre 1899 et 1909, la majorité (60 %) habite la commune de Nantes (figure 3).

Figure 3 - Des propriétaires essentiellement nantais

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4Dans les autres communes, le premier acquéreur et fréquemment le seul possesseur d’un véhicule pendant de nombreuses années est le châtelain, comme c’est le cas à Juigné avec le Comte Henry Brossaud. Ce sont donc des acheteurs fortunés, dont certains suivent les innovations en cours, changeant ainsi de véhicule tous les deux ans comme le Comte de Pommery à Oudon. Les nouveaux propriétaires de véhicules sont par ailleurs quasiment exclusivement des hommes, Germaine Blanche, du quartier Montselet à Nantes, étant la première femme à déclarer en son nom un véhicule en 1903. Les aristocrates ne sont pas les seuls acheteurs, la bourgeoisie s’entiche aussi progressivement de ce nouveau moyen de transport, à l’image d’un avocat (premier acheteur dont la profession est connue) qui acquière une voiture en juillet 1900. Les médecins forment environ 25 % des professions connues, suivis des militaires, des négociants et des quincailliers entre 1899 et 1909.

5Les premiers acheteurs nantais sont membres de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie. Ils résident dans le centre-ville, plutôt dans les beaux quartiers comme le long du boulevard Guist’hau ou de la rue Copernic ou dans des rues privées comme le passage Saint-Yves. Avec un décalage de quelques années, les artisans et commerçants qui deviennent également propriétaires d’une voiture habitent rue des olivettes ou dans les rues des îles de Nantes, quartiers alors fortement industrialisés (figure 4).

Figure 4 - Des propriétaires concentrés dans les beaux quartiers

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Une production encore artisanale

6Le nombre de constructeurs recensé dans le registre pour ces dix années est important (150), sur un marché hexagonal alors en plein essor. La région parisienne est, de loin, le premier bassin industriel de constructions de véhicules automobiles : 60 % des véhicules immatriculés en Loire-Inférieure y sont ainsi fabriqués. Mais des entrepreneurs nantais se lancent aussi sur ce nouveau marché : certains artisans ne vont produire qu’un seul véhicule comme Gautier, dont l’atelier est localisé 133 rue des Hauts pavés, tandis que d’autres illustrent le chemin suivi par de nombreux industriels à l’image de l’industriel Underberg, fondateur de la marque de cycle Phebus (figure 5a) puis fabricant de tricycles, avant de se lancer dans son atelier de la rue de Coulmiers dans la fabrication d'automobiles (figure 5b).

Figure 5 - Rue de Coulmiers, de la bicyclette... à la voiture

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Dion Bouton, entrepreneur et homme politique

7Mais en Loire-Inférieure, c’est une « marque » parisienne, Dion-Bouton, qui arrive en tête pour le nombre de véhicules immatriculés (10 % entre 1899 et 1909). Le marquis de Dion fonde à Puteaux, avec son associé Georges Bouton, la société qui se lance dès 1883 dans la construction de véhicules à moteur. C’est aussi un homme politique, conseiller général de Carquefou et député de Loire-Inférieure dans l’entre-deux-guerres, membre de la droite nationaliste. C’est pendant quelques années le plus grand constructeur de voitures au monde avant d’être détrôné par Henri Ford et sa célèbre Ford T, dont le premier exemplaire sera immatriculé à Nantes en décembre 1909. Alors que les voitures sont jusqu’alors des produits de luxe, cet industriel américain transforme l’objet automobile en véhicule utilitaire pour convaincre de nouveaux consommateurs.

8À Nantes et pour laisser place à la voiture, la forme de la ville va largement changer notamment avec les comblements de la Loire (1926-1946) qui précèdent la démocratisation automobile des années 1950. Mais les espaces centraux sont désormais ceux où sont valorisées les « mobilités douces » et les transports en commun, tandis que des pratiques de covoiturage se développent autour de pôles assurant l’interface entre ces transports en commun et les principaux axes routiers au départ de Nantes.

Notes

1 Registre des déclarations de mise en circulation et immatriculation des automobiles, N° 1 à 3693, 20 juin 1889 au 1er juin 1917. AD de Loire Atlantique, 1902 S 305.

Pour citer ce document

Christophe Batardy, 2020 : « Avant la « voiture pour tous » », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 24/06/2020, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=457, DOI : https://doi.org/10.48649/asmn.457.

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Bibliographie

Garçon A.-F. (dir), L’Automobile son monde et ses réseaux, Rennes, PUR, 1997.

Fridenson P. « Une industrie nouvelle : l’automobile en France jusqu'en 1914 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 19, n° 4, 1972, p. 557-578. DOI : 10.3406/rhmc.1972.2235

Le Leuch M., « Eugene Underberg, ingénieur constructeur de canots et de véhicules automobiles », Société archéologique et historique de Nantes, 2013, p. 325-374.

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Résumé

L’aménagement urbain et les politiques publiques visent aujourd’hui à limiter la place de la voiture dans les grandes villes européennes, en particulier dans leurs espaces centraux. La possession d’un véhicule automobile a longtemps été un signe de distinction sociale avant de devenir un bien de consommation plus accessible à partir des années 1950. Les registres d’immatriculation conservés aux Archives Départementales permettent d’esquisser une socio-géographie des premiers acquéreurs nantais dans les premières années du XXe siècle.

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