Atlas Social de la métropole nantaise

Au-delà de la ville attractive

Des Batignolles à La Halvêque : des solidarités ouvrières à la disqualification sociale

par Elvire Bornand et Frédérique Letourneux

planche publiée le 14 novembre 2021

En 2017, les habitants du quartier Beaujoire-Halvêque découvrent un projet urbain de grande ampleur nommé Yellow Park. Ce projet inclue la construction d’immeubles d’habitations, de bureaux et d’un nouveau stade de foot. Les riverains s’engagent dans la concertation avec le but affirmé d’enterrer ce projet. Dans leurs discours, ils invoquent l’histoire ouvrière du quartier et de ces cités en bois. Pourtant, les habitants de la Halvêque, la cité HLM édifiée sur les ruines d’une des cités en bois, resteront les grands absents du dispositif de participation. Que reste-il aujourd’hui des solidarités populaires célébrées lors de cette controverse urbaine ?

1Au début des années 1970, les cités ouvrières en bois du quartier Beaujoire-Halvêque disparaissaient. Ces trois cités du Ranzay, de la Halvêque et de la Baratte avaient été édifiées en 1920 par la société LBC (Société des locomotives Batignolles-Châtillon) pour y loger le personnel de l’usine inaugurée en 1917, dans la grande tradition du patronage de la fin du XIXe et début XXe siècle, matinée d’une admiration pour la planification urbaine américaine, un pays ou les fondateurs de l’usine, les frères Gouin, passèrent un an en 1918.

2Au cours des années 1960, ces trois cités ont progressivement perdu leurs habitants, partis à la recherche d’un autre emploi, suite à la vente puis à la fermeture de l’usine, et aussi d’un plus grand confort, les petites maisons d’une à deux pièces n’ayant en effet ni salle de bain, ni eau courante (l’eau y est tirée à l’extérieur). En 1971, le bailleur social La Nantaise d’Habitations en profite pour édifier des logements sociaux à l’emplacement de la cité en bois de la Halvêque : les quelque 800 nouveaux logements en reprendront d’ailleurs le nom.

De la cité en bois à la tour de béton

3Comme partout en France à l’époque, il s’agit de construire vite et pas cher pour lutter dans l’urgence à la résorption des formes d’habitat vétuste et combler l’insuffisance du nombre de logements. Les subventions de l’État à la construction sont attribuées en priorité aux projets standardisés composés de tours, de barres et de plots. On retrouve une configuration de ce type à la Halvêque. Tous les logements offrent un confort moderne (salle de bain, chauffage) qui suscitent l’adhésion des anciens habitants de la cité ouvrière, et nombreux sont ceux qui viennent habiter dans ces nouveaux logements sociaux. S’ils gardent des regrets, ceux-ci renvoient aux liens sociaux et aux solidarités pour lesquels les cités ouvrières restent un âge d’or ancré dans les mémoires. D’anciens ouvriers et enfants d’ouvriers de l’usine des Batignolles se regroupent en association et obtiennent de la municipalité le financement de la construction à l’identique d’une maison en bois (photo 1). Edifiée boulevard des Batignolles, elle est inaugurée par Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes, le 16 septembre 2006. En 2018, le centenaire de l’usine des Batignolles est célébré par une pièce de théâtre chantée jouée par les habitants, différentes saynètes rendant hommage aux luttes et solidarités ouvrières (photo 2).

Photo 1 - La maison en bois reconstruite, servant aujourd’hui de salle municipale

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Photo 2 - Les panneaux historiques installés dans la maison en bois par l’association « Batignolles Retrouvailles »

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Crédits photos : Elvire Bornand, Frédérique Letourneux

4La fin des cités en bois est-elle vraiment aussi celles des solidarités de classes ? Que peut-on dire des liens sociaux quand le béton remplace le bois et que l’appartenance commune à l’usine du quartier n’est plus là pour créer du commun entre les habitants des classes populaires ? Pour tenter de répondre à ces questions, un travail de cartographie sensible (photo 3) a été mené en 2018 avec les habitants pour qualifier leur rapport à l’espace et aux autres.

Photo 3 - Construction de la carte sensible du quartier avec les habitant.es

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Crédits photo : Elvire Bornand, Frédérique Letourneux

Le « triangle » de la Halvêque

5La Halvêque est un îlot, souvent qualifié de triangle par la forme des artères routières et le tram qui entourent les immeubles du parc social et les séparent du reste du quartier. À l’intérieur de l’îlot, apparaissent des sous-espaces dans lesquels les habitant·e·s associent des propriétés sociales aux formes du bâti urbain (figure 1). Ainsi, il y a d’un côté « les plots » et « la plaine », de l’autre « les tours » (photo 4) et « le carré ». Les habitant.es des premiers valorisent davantage leur cadre de vie et les liens de solidarité qui les relient les uns aux autres. Le récit des solidarités des « plots » est d’autant plus marqué qu’il est opposé au supposé manque de liens entre les habitant.es des « tours ».

Figure 1 - Des frontières symboliques internes au quartier

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6L’homogénéité sociale et culturelle d’hier a fait place à une plus grande diversité de peuplement et un turn-over plus important des ménages. Les solidarités se structurent à présent autour des cages d’escalier, au plus proche du lieu de vie, et elles reposent beaucoup sur les liens entre les mères de famille.

Photo 4 - Vue des tours de la cité HLM de la Halvêque

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Crédits photo : Elvire Bornand, Frédérique Letourneux

Un quartier en voie de paupérisation

7 Le quartier fait aujourd’hui l’objet d’une intervention des pouvoirs publics au titre de la politique de la Ville. Il est marqué par une précarité de plus en plus prégnante. 35 % des ménages vivent en dessous du seuil de pauvreté , contre 17 % sur la commune de Nantes. Le taux de pauvreté atteint 49 % pour les familles monoparentales (32 % à Nantes) et 16 % des actifs occupés sont des travailleurs pauvres (bénéficiaires du RSA et autres).

8Alors que les habitant·e·s des cités ouvrières en bois pouvaient avoir l’impression de partager un même destin social, celles et ceux qui habitent aujourd’hui les tours et les plots de la Halvêque ressentent surtout le profond décrochage de leur territoire, dans un quartier en pleine mutation qui voit se construire de nouvelles habitations pour accueillir des néo-propriétaires.

Pour citer ce document

Elvire Bornand et Frédérique Letourneux, 2021 : « Des Batignolles à La Halvêque : des solidarités ouvrières à la disqualification sociale », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 15/11/2021, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=661, DOI : https://doi.org/10.48649/asmn.661.

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Bibliographie

Belda P., « Le logement ouvrier patronal : du monopole de l’initiative privée à l’intervention publique (1850-1939) », Droit et Ville, n° 89, 2020, p. 99-114. DOI : 10.3917/dv.089.0099

Réault J., « L’usine des Batignolles à Nantes », Norois, n° 112, 1981, p 661-673. DOI :10.3406/noroi.1981.4006

Mots-clefs

Index géographique

  • La Halvêque (quartier)

Elvire Bornand

Sociologue, enseignante à l’École de Design de Nantes-Atlantique, chercheuse associée au Centre Nantais de Sociologie (CENS)

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Frédérique Letourneux

Sociologue, chercheuse associée au centre Georg Simmel, de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)

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Résumé

En 2017, les habitants du quartier Beaujoire-Halvêque découvrent un projet urbain de grande ampleur nommé Yellow Park. Ce projet inclue la construction d’immeubles d’habitations, de bureaux et d’un nouveau stade de foot. Les riverains s’engagent dans la concertation avec le but affirmé d’enterrer ce projet. Dans leurs discours, ils invoquent l’histoire ouvrière du quartier et de ces cités en bois. Pourtant, les habitants de la Halvêque, la cité HLM édifiée sur les ruines d’une des cités en bois, resteront les grands absents du dispositif de participation. Que reste-il aujourd’hui des solidarités populaires célébrées lors de cette controverse urbaine ?

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