Les divisions socioprofessionnelles en mouvement d’une métropole attractive (2/2). Une approche par les typologies de quartier
par Jean Rivière et Christophe Batardy
Table des matières
Les travaux portant sur la division sociale de l’espace sont souvent marqués par une faible profondeur historique, mais ils permettent cependant de connaître l’état, à un instant T, de l’inégale répartition des groupes socioprofessionnels dans les mondes urbains. Alors que les « fractures géographiques » de la société française sont souvent évoquées dans le débat public sur un mode sensationnaliste, cette planche propose une analyse de l’évolution des divisions socioprofessionnelles de l’aire urbaine nantaise sur quarante ans (1975-2015), afin de mesurer précisément les dynamiques en cours.
Observer les clivages socioprofessionnels en recomposition dans l’espace et dans le temps
1En se basant sur des données de l’INSEE à l’échelle fine des 294 IRIS et communes de l’aire urbaine lors de six recensements de la population, une première analyse a permis de mettre en évidence dix profils-types de quartiers selon leurs caractéristiques socioprofessionnelles, des plus populaires aux plus aisés (figure 1). Comme une unité géographique qui compte 25 % de cadres en 1975 ne correspond pas au même profil sociologique qu’une unité géographique comptant la même proportion de cadres en 2015, une telle démarche est nécessairement sensible aux changements structurels, en l’occurrence l’évolution de la part des groupes socioprofessionnels dans la structure de l’emploi français. Mais l’objectif de cette typologie consiste surtout à saisir le changement social avec suffisamment de finesse dans un référentiel unique, ce qu’elle parvient très bien à faire puisque neuf profils-types sur dix sont présents en 1975 et sept sur dix en 2015, tous les profils étant observables entre 1982 et 1999 (figure 2).
Figure 1 - Les dix profils-types de quartiers selon leurs caractéristiques socioprofessionnelles entre 1975 et 2015
Sources : Recensements de la population 1975 et 1982 [psm-003 sur fichiers détails, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)] ; Recensements de la population 1990 et 1999 [tableaux profils, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)] ; Recensements de la population 2007 et 2015 [bases de données infra-communales - IRIS, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)].
2Cette première analyse permet de proposer une cartographie animée des profils-types auxquels appartient chaque unité géographique à chaque date (figure 2). Cette cartographie permet de spatialiser les changements structurels de la composition socioprofessionnelle de l’aire urbaine nantaise : très forte baisse des profils-types 1 « populaire très agricole » et 2 « populaire agricole et ouvrier » dans les communes de la couronne périurbaine au cours des années 1970-1980 ; déconcentration progressive depuis le secteur industriel du Sud Loire (puis disparition dans les années 1990) du profil 3 « populaire très ouvrier » ; dilatation géographique – à partir des noyaux initiaux des beaux quartiers – des types 9 « aisé » et 10 « très aisé », d’abord dans l’espace de la ville-centre au cours des décennies 1990-2000 puis au-delà dans les années 2010.
Figure 2 - Les profils socioprofessionnels successifs des espaces de l’aire urbaine nantaise (1975-2015)
NDLR : pour obtenir une version "animée" de l'évolution, vous pouvez faire défiler rapidement les cartes par année (de 1975 à 2015) en utilisant la flèche droite du clavier (flèche gauche pour revenir en arrière).
Sources : Recensements de la population 1975 et 1982 [psm-003 sur fichiers détails, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)] ; Recensements de la population 1990 et 1999 [tableaux profils, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)] ; Recensements de la population 2007 et 2015 [bases de données infra-communales - IRIS, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)].
Distinguer les trajectoires d’évolution des quartiers et communes
3Une fois établis les profils socioprofessionnels successifs de chaque IRIS ou commune, une seconde typologie a permis de distinguer neuf types de trajectoires qui rendent compte des dynamiques du changement social métropolitain (figure 3). Cette analyse montre que les divisions socioprofessionnelles s’organisent, dans l’aire urbaine nantaise comme souvent dans les mondes urbains français, selon une double logique concentrique (opposition centre/périphérie) et sectorielle (contrastes est/ouest et nord/sud).
Figure 3 - Une typologie des séquences de changement social dans l’aire urbaine nantaise (1975-2015)
Sources : Recensements de la population 1975 et 1982 [psm-003 sur fichiers détails, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)] ; Recensements de la population 1990 et 1999 [tableaux profils, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)] ; Recensements de la population 2007 et 2015 [bases de données infra-communales - IRIS, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)].
4L’analyse de ces trajectoires s’appuie sur la composition socioprofessionnelle successive de chaque profil-type, tout en la rapportant à la structure métropolitaine (figure 4). L’interprétation des trajectoires de changement social doit en effet être conduite avec beaucoup de prudence, car une unité géographique peut tout à fait voir sa proportion de cadres augmenter entre 1975 et 2015 (suggérant une forme d’embourgeoisement), mais que le degré de concentration des cadres y diminue dans le même temps (invitant à conclure à une mixité relative croissante). On a donc également tenu compte d’un second point de comparaison avec la moyenne française, car l’aire urbaine nantaise est elle-même engagée dans une trajectoire de spécialisation socioprofessionnelle par rapport à la structure nationale.
Figure 4 - Les profils des classes issues de l’analyse des séquences
Sources : Recensements de la population 1975 et 1982 [psm-003 sur fichiers détails, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)] ; Recensements de la population 1990 et 1999 [tableaux profils, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)] ; Recensements de la population 2007 et 2015 [bases de données infra-communales - IRIS, INSEE (producteur), ADISP (diffuseur)].
5Le premier groupe de trajectoires décrit les couronnes périurbaines situées à plus de 10 km de Nantes et qui sont caractérisées par des substitutions de profils socioprofessionnels à l’intérieur des mondes populaires. Pour ces deux profils (représentés via les deux teintes de gris), les graphiques colorés à gauche de la figure 3 révèlent bien les trajectoires de ces communes qui passent progressivement des profils en vert (mondes des travailleurs indépendants – notamment agricoles – et ouvriers) au bleu clair puis jaune pâle (espaces où se combinent les surreprésentations des employés et ouvriers). Le deuxième groupe de trajectoires donne à voir les destins variés des espaces populaires et intermédiaires de l’aire urbaine, destins réunis dans quatre classes (apparaissant dans les teintes orangées) qui connaissent des processus de « désouvriérisation continue », de « maintien d’un profil moyen », de « léger déclassement relatif » ou de « paupérisation ». Enfin, le dernier ensemble de trajectoires (figurées dans les teintes de rose) regroupe plusieurs processus d’embourgeoisement qu’il convient de distinguer, pour ne pas confondre les trajectoires des quartiers bourgeois qui deviennent de plus en plus bourgeois et les trajectoires de ceux qui sont initialement populaires et qui sont travaillés par le processus de gentrification.
6Cette planche permet de conclure au maintien de situations de mixité sociale relatives dans la plupart des secteurs géographiques composant la métropole nantaise. L’espace de la ville-centre est toutefois travaillé par de puissantes logiques d’appropriation par les classes moyennes et supérieures, 52 des 91 IRIS nantais étant concernés par des trajectoires d’embourgeoisement, dont la moitié par des processus de gentrifications.
Pour citer ce document
Jean Rivière et Christophe Batardy, 2022 : « Les divisions socioprofessionnelles en mouvement d’une métropole attractive (2/2). Une approche par les typologies de quartier », in F. Madoré, J. Rivière, C. Batardy, S. Charrier, S. Loret, Atlas Social de la métropole nantaise [En ligne], eISSN : 2779-5772, mis à jour le : 02/03/2022, URL : https://asmn.univ-nantes.fr/index.php?id=708, DOI : https://doi.org/10.48649/asmn.708.
Autres planches in : Distinguer des groupes sociaux
Bibliographie
Garat I., « La Sociologie de Nantes vue par une géographe », Métropolitiques. https://www.metropolitiques.eu/La-Sociologie-de-Nantes-vue-par-une-geographe.html
Madoré F., « La ségrégation sociale dans les villes françaises : réflexion épistémologique et méthodologique », Cahiers de géographie du Québec, vol. 49, n° 136, 2005, pp. 45-60. DOI : 10.7202/012108ar
Madoré F., « Évolution de la ségrégation socio-spatiale en milieu urbain. Le cas de l’aire urbaine de Nantes », Annales de Géographie, n° 692, 2013, p. 371-392. DOI : 10.3917/ag.692.0371
Rivière J., Madoré M., Batardy C., Garat I, Raimbault N., « Les divisions socioprofessionnelles en mouvement d’une métropole attractive. Le cas de l’aire urbaine de Nantes (1975-2015) », Cybergeo : European Journal of Geography. DOI : https://doi.org/10.4000/cybergeo.36572
Mots-clefs
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